En 1995, cela faisait déjà trois ans que l’Algérie commémorait presque quotidiennement la mémoire de citoyens morts durant ce que les uns appellent la « décennie noire », et que d’autres n’hésitent plus à qualifier de guerre civile.

C’étaient des intellectuels, des militants politiques, des artistes, des journalistes ou des étudiantes et tous résistaient contre l’obscurantisme en refusant de se soumettre. Chaque jour apportait son lot d’assassinats durant ce conflit qui a opposé les forces de l’ordre à des mouvements islamistes armés et qui aurait fait jusqu’à 200 000 morts.

Pourtant résignés à lire tous les matins une litanie d’assassinats dans les journaux, les Algériens ont été surpris, ce 11 juin 1995, d’apprendre la mort de « Yamaha ». Hocine Dehimi, de son vrai nom, était le supporter de football le plus connu du pays.

Victime de sa joie de vivre, clown au visage cassé avec sa dentition à la Fio Maravilha, célèbre attaquant brésilien chanté par Jorge Ben, il faisait s’esclaffer les tribunes par ses pas de danse et ses courses sur le terrain face à des policiers souvent complices. Il était à 35 ans le supporter n°1 du Chabab Riadhi de Belouizdad (CRB), son quartier, anciennement « Belcourt », mais il n’avait aucune animosité contre les clubs adverses, qui l’appréciaient.

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« Il était d’abord un supporter de l’équipe d’Algérie, qu’il avait accompagnée aux Mondiaux de 1982 et de 1986 en Espagne et au Mexique », rappelle Mohamed, ami et voisin, en montrant l’emplacement où « Yamaha » est tombé. « Il venait de me saluer en passant devant mon magasin quand deux hommes lui ont demandé de s’approcher d’eux, se souvient cet autre homme, le dernier à avoir vu Hocine vivant. L’un d’eux lui a amicalement passé le bras autour de l’épaule en l’entraînant dans un coin de rue : ils lui ont tiré deux balles. »

D’après son frère jumeau Hassan, qui l’accompagnait parfois dans ses pitreries, c’est sa bonhomie et sa capacité à parler avec tout le monde, policiers compris, qui a décidé les islamistes à le tuer. Le quartier Belouizdad avait fortement voté pour le Front islamique du salut (FIS) au premier tour des législatives de 1991, parti dont des militants ont pris le maquis après l’annulation du second tour qui leur était promis. Le quartier accueillait ainsi la mosquée « Kaboul », l’une des plus dures de la capitale. « C’était Kandahar ici », se remémore ce soixantenaire, qui voit dans Yamaha un avant-gardiste qui se servait de son humour pour casser le couvre-feu nocturne.

« C’était difficile de le faire à Alger, mais il faut se rappeler que les islamistes interdisaient le foot dans les communes isolées autour de la capitale, ajoute ce voisin. Et même si Yamaha était populaire, ils ne craignaient pas de le tuer, pas plus qu’une étudiante. Ils disaient :On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs”… »

Cet autre habitant raconte comment les assassins ont été retrouvés et tués par les forces de sécurité. Son ami fait une moue dubitative, laissant entendre que le supporteur n°1 de l’Algérie aurait été victime d’une barbouzerie ayant pour but de « retourner » un quartier jugé favorable au FIS.

Vingt ans après, la mémoire de Yamaha est présente chez les anciens. De plus, « on croise son frère jumeau tous les jours et ça nous fait penser à lui », disent-ils en chœur. Mais ils ne peuvent lui rendre aujourd’hui hommage dans les stades, gangrenés par la violence. Le 23 août, l’attaquant camerounais de la JSK, Albert Ébossé y a même laissé la vie au cours d’un match. Cette saison, 34 matchs ont été disputés à huis clos.

« À l’époque, nous pouvions aller au stade avec nos adversaires », assure ce supporter du CRB âgé d’une quarantaine d’années, alors que les plus anciens disent aujourd’hui choisir leurs rencontres en fonction du risque ou non d’insécurité. Les plus jeunes connaissent beaucoup mieux le frère jumeau de Hocine, Hassan, qu’ils appellent aussi « Yamaha ». Mais pourquoi ce surnom ? « Quand il était petit, il s’amusait à imiter les motos dans la rue… », répond Hassan.

Dans un pays où les autorités ont voulu « tourner la page » du terrorisme sans prendre la peine de l’écrire à travers une charte pour la paix et la réconciliation adoptée en 2005, un hommage a pourtant été rendu à Yamaha : une stèle a été érigée rue Nessira Nourredine peu de temps après sa mort. Là où il a été tué, à l’angle de son ancien appartement.

Source: Le monde - 12 juin 2015

 

 

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