Berne a mis du temps avant de saisir les enjeux du conflit et de se positionner. Le FLN, lui, avait bien compris la Suisse, juge l’historien Damien Carron, qui vient de soutenir une thèse sur le sujet


Le 23 mars 1957, le procureur général de la Confédération René Dubois se donne la mort. Le haut magistrat vient de comprendre qu’il est démasqué. Et qu’il ne pourra plus cacher son implication dans l’espionnage de l’ambassade d’Egypte en Suisse au profit de l’attaché commercial français à Berne, Marcel Mercier, en réalité un officier des services secrets.

Le scandale est énorme. L’affaire place la Suisse dans une situation périlleuse. Le renseignement français a pu obtenir des informations sur le Front de libération nationale (FLN) auquel l’ambassade égyptienne servait d’important relais. Quelle va être la réaction de Nasser? Au sein du Conseil fédéral, les craintes sont grandes, l’embarras considérable.

L’épisode laissera des traces. Dans la thèse de doctorat qu’il vient de soutenir à l’Université de Fribourg sur La Suisse officielle face à la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962), l’historien Damien Carron lui consacre une longue analyse. L’affaire Dubois va marquer, en effet, une profonde rupture dans l’attitude des autorités suisses à l’égard du conflit algérien.

Les sources officielles sur le sujet sont particulièrement riches, note le jeune chercheur, mais l’historiographie est restée curieusement mince sur une suite d’événements qui déboucheront, avec les négociations secrètes puis la conclusion des Accords d’Evian en 1962, sur ce qui constitue aujourd’hui encore «le sommet», selon l’auteur, de la politique de neutralité active et des bons offices menés par la Suisse.

Mais pour assumer ce rôle d’entremetteur efficace et discret entre le FLN et le gouvernement français, il aura d’abord fallu que les autorités fédérales modifient leur perception du conflit. L’affaire Dubois y contribuera puissamment. Car dans une première phase, du déclenchement des «événements» d’Algérie en novembre 1954 à la crise de Suez en 1956, la légitimité de la présence française n’est pas remise en question. Un basculement de l’Algérie aurait pour conséquence, selon l’analyse qui prédomine au Département militaire fédéral, l’établissement définitif du communisme au sud de la Méditerranée.

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Les impulsions, malgré tout, viennent souvent de l’extérieur ou sont dictées par les circonstances, analyse Damien Carron. Inspirée par Max Petitpierre, la Suisse, ces années-là, a certes trouvé un nouvel emploi à sa neutralité. Celle-ci est désormais «active», elle doit retrouver une raison d’être après les bouleversements nés de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans ce nouveau rôle pourtant, les autorités sont parfois tout près de commettre de lourdes bévues, constate l’historien. Ainsi, il faut une intervention d’Olivier Long pour que l’administration n’adresse pas à la délégation algérienne la facture de son hébergement en territoire helvétique.

La Suisse a probablement surestimé l’importance de son rôle dans l’issue de la guerre, juge Damien Carron. En tout cas, sitôt l’Algérie indépendante, la Confédération a cru être en mesure d’y pousser son avantage. Il n’en sera rien. Une délégation part de Berne sûre de pouvoir obtenir une indemnisation pour les biens des Suisses d’Algérie nationalisés après 1962. Elle échouera. La Suisse ne pourra faire fructifier les liens habilement tissés durant des années avec les leaders algériens mais qui se défont à mesure que les divisions internes s’emparent du nouveau régime.

Bientôt, l’Etat qu’elle a contribué à porter sur les fonts baptismaux lui demande compte du «trésor du FLN». En 1964, l’ancien trésorier du FLN, Mohamed Khider, a retiré près de 42 millions de francs de l’époque déposés au nom du mouvement auprès de la Banque commerciale arabe à Genève, pour les mettre en lieu sûr à l’étranger, dira-t-il, à disposition des opposants au FLN. Le Tribunal fédéral valide ce transfert en 1974 et déboute la République algérienne. L’affaire ne trouve son épilogue qu’en 1979. Déjà, un pays arabe s’emportait en constatant que le Conseil fédéral ne pouvait adresser des injonctions comminatoires aux autorités genevoises, s’amuse Damien Carron.

Les quelque 2000 Suisses présents à la veille des Accords d’Evian devront quitter l’Algérie. Ils composent la troisième colonie étrangère après les Italiens et les Espagnols. Entre 1954 et 1962, certains y laissent leur peau, victimes d’attentats. Dans l’ensemble, ils sont très pro-français. Certains sont même «un peu OAS», dit Damien Carron. Ils sont en tout cas majoritairement hostiles au rôle que la Suisse joue entre les deux parties. Les autorités fédérales doivent leur rappeler qu’ils sont des résidents étrangers en territoire français et leur demander de rester à distance d’un conflit qui ne les concerne pas. La Suisse ne les indemnisera pas, considérant que c’est à la France de le faire. De fait, beaucoup d’entre eux iront s’installer en France. Les grandes fortunes, elles, ont su se mettre à l’abri à temps.

 


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