Après la compilation que le label Habibi Funk lui a consacrée, la réalisatrice Paloma Colombe dédie le documentaire Planet Malek à ce prolifique génie oublié qui a signé une bonne partie de la bande son des années 70 en Algérie.

« Quand Jannis Stürtz m’a proposé de réaliser ce film, j’ai pensé que c’était une excellente occasion de faire connaître la musique d’Ahmed Malek au grand public, aussi bien en Algérie – où je me suis aperçue que la jeune génération le connaissait peu – que dans le reste du monde. Avec ce film, je veux permettre aux Algériens de se réapproprier leur patrimoine culturel. » La réalisatrice franco-algérienne Paloma Colombe ne masque pas son ambition avec ce moyen métrage documentaire, qui repart sur les traces d’un musicien sorti de l’oubli grâce au travail acharné de Stürtz, DJ berlinois, qui publie sur son label Habibi Funk des merveilles des années vinyle, notamment les doux délires du Marocain Fadoul. « Très peu de gens le connaissent, mais beaucoup connaissent sa musique. Elle a marqué l’Algérie d’après l’indépendance », résumait-il voici trois ans. « L’idée d’en éditer une compilation est devenue une véritable obsession. » 

À partir de 2012, il va pister les traces du natif de Bordj El Kiffan, à Alger, le 6 mars 1932, menant un travail d’enquête digne des meilleurs polars, ceux qu’auraient pu illustrer justement Ahmed Malek, compositeur et musicien dont le nom et le son restent associés aux Vacances de l’inspecteur Tahar, policier burlesque daté de 1972. « Ce fut le point de départ d’une période de travail très intense où ma tête était pleine de sons et de bruits musicaux. Je n’arrête pas de connecter des notes de musique à chaque image que je vois dans ma vie quotidienne», rappelle le compositeur dans une rare interview de 1978 où il revient sur son parcours.

L’Ennio Morricone d’Algérie

Ce serait néanmoins limiter la portée des bandes originales (plus de 200 films de fiction, documentaires, émissions TV…) de celui que certains surnommeront l’« Ennio Morricone » algérien. Membre de l’orchestre symphonique de la radio télé algérienne après l’indépendance, Ahmed Malek aura ainsi accompagné des satires sociales, des films plus engagés, ou encore un terrible documentaire sur l’exode rural, Les Déracinés. « Pour ce documentaire, nous avions utilisé les instruments traditionnels, dans un souci d’authenticité historique. Les thèmes sont souvent tirés du folklore. (…) J’ai eu la chance de bénéficier des infrastructures de la RTA (Télévision et Radio Algériennes), qu’il s’agisse des studios, mais aussi de l’orchestre. Si le besoin s’en fait sentir, je peux demander le renfort de musiciens spécialisés afin d’obtenir un certain son ou un style musical particulier comme le chaâbi », notait toujours en 1978 l’Algérien.

Fils aîné de la fratrie, sa mère meurt alors qu’il na que douze ans, le jeune Ahmed Malek va donc devoir très tôt aller turbiner à l’usine pour aider son père. Ce qui n’empêche pas ce passionné de musiques de fréquenter assidûment le conservatoire. Il gravit ainsi tous les échelons de la musique, du pupitre à la direction d’orchestre, et ce dans tous les registres ou presque. Dès la fin des années 1940, il s’illustre comme accordéoniste, avant d’intégrer la décennie suivante les rangs de l’opéra et d’être décoré par Youri Gagarine lui-même ! Les années 1970 seront l’âge d’or d’Ahmed Malek. Le flûtiste de formation peaufine son écriture à travers la musique à l’image. Des bandes-son qui bondissent, des suspens en suspensions, des mélodies du sous-sol au plafond. « Composer une bonne musique de film, c’est comme pour un tailleur coudre un costume sur mesure. Pour moi, la musique provoque à la fois des émotions et des réflexions. Les instruments ou les effets sonores sont là pour exprimer toutes sortes de choses: les rêves, la peur, le désert, l’action… Je déteste la musique d’ambiance, qui est souvent insignifiante et inutile pour un film; ce genre de “gros violon au clair de lune” qui ne fait que surligner… » Il suffit d’écouter la bande-son fantomatique et baroque qu’il compose pour Le Silence des cendres, film en noir et blanc, tout en contrastes saisissants. 

https://www.youtube.com/watch?v=zRH09FioxZc

La sélection élaborée par Jannis Stürtz pour Musique originale de films est effectivement à des années-lumière de tout cliché : un swing relâché comme jamais, un souffle impressionniste, une inclinaison pour l’oblique, loin des raideurs du mainstream. À chaque fois, l’arrangeur ose le grand écart stylistique, du jazz le plus psychédélique aux tournures mélodiques empreintes de pop, des rondeurs chaloupées de la bossa à la ferveur pied au plancher du funk… Il peut tout aussi bien s’élancer dans une espèce de nouba arabo-andalouse, à cordes et derboukas déployées qu’évoquer la puissance pénétrante du taarab qui habite chaque note de cette basse chaloupant sur La Ville, autre thème majuscule. 

https://www.youtube.com/watch?v=2B27zLCTNz0

Maintes fois primée, l’œuvre d’Ahmed Malek témoigne d’un destin extraordinaire et d’un talent hors du commun, sur lesquels revient en images la réalisatrice Paloma Colombe.


« Réactualiser la musique de Malek »

« Il a composé pour la plupart des films algériens qui marchaient très fort. Ce que je regrette, c’est qu’on ne parle plus de lui aujourd’hui », dit une voix féminine, alors que défilent les images d’Alger. « Il est connu par les classes plutôt intellectuelles, mais pas les autres. Son travail a été oublié par les gens qui font la télé en Algérie. Or la télé a une place très importante en Algérie. », constate Paloma Colombe. C’est donc l’ancienne génération qui se souvient. Ceux qui l’ont connu personnellement aussi, à commencer par sa fille Hénia, qui ouvrit ses archives pour Jannis Stürtz. C’est elle encore, à l’écran, qui ouvre son cœur en réécoutant la musique de son père, tout en feuilletant les photos qu’elle a conservées. Le réalisateur Merzak Allouache évoque aussi sa collaboration avec ce fascinant metteur-en-son pour Omar Gatlato, son premier film sélectionné en 1976 pour la semaine de la critique à Cannes. 

https://www.youtube.com/watch?v=1j7AVuF8_ms

Il y a aussi la famille Guechoud, dont Mohammed (le père, lui-même compositeur) fut un proche d’Ahmed Malek. «  Il était curieux ! », rappelant que Malek voyagea partout, puisant là son inspiration. Des photos le montrent en compagnie de Marlon Brando, avec le prince du Japon, à Cuba où il adorait aller… Il envoie des cartes postales, qui feront rêver sa fille.

Toutes ces images jaunies racontent une Algérie d’après l’indépendance, d’avant la crise d’identité. En prenant le temps de s’arrêter sur ces souvenirs fixés, la réalisatrice fait le pari d’une narration sur le mode sensible, elliptique plus que didactique, laissant aussi leur place aux silences, dont un, qui rime avec l’absence. « Le plus important pour moi était effectivement d’évoquer par l’image les émotions provoquées par la musique et vice-versa, pas de faire un biopic chronologique. Ma priorité c’était d’actualiser la musique de Malek, donc de créer un lien, des ponts, entre passé et présent. Cela passe par la ville d’Alger – qui lui a survécu, forcément – par des objets, des personnes comme sa fille, qui font ce pont. » 

Capture d’écran de Planet Malek montrant Henia, la fille d’A. Malek c) P. Colombe

Les images d’archives, où on le retrouve aussi à la flûte, comme dirigeant à la baguette un orchestre, s’insèrent ainsi dans des plans-séquences tournés récemment dans les rues d’Alger. « J’ai eu d’énormes difficultés à trouver ces images d’archives TV ! Il a fallu attendre que je sois en plein montage pour que Jannis se souvienne qu’Hénia lui en avait envoyé quelques extraits ! J’étais folle de joie. » Depuis, elle a aussi eu accès à de nouvelles archives vidéo, « notamment de la propre caméra DV de Malek lors de ses voyages », et d’autres personnages se sont manifestés. De quoi densifier la première matière (douze heures de rushes) qui a servi à ces vingt minutes, « format imposé par Apple qui à la base en avait demandé dix », et songer à réaliser un documentaire bien plus long, à la hauteur d’un personnage qui le mérite, comme on dit. En tout cas, un destin qui illustre une partie de l’histoire de l’Algérie quand il s’agissait de bâtir un futur en commun. En attendant, ce film – en laissant la parole à la musique, à sa force d’évocation – donne envie d’en savoir plus sur la vie de celui qui, parti de rien, a atteint des sommets. 

De la tradition transfigurée à la pop moderniste, les partitions d’Ahmed Malek creusent de nombreux sillons, laissant une trace indélébile. Il y a là une élégance, une épure qui confine à la grâce, mais aussi entre les lignes un pouvoir de transgression, qui permet au compositeur d’apposer une signature sur chacun des styles qu’il aborde. C’est encore le cas lorsque le compositeur va se convertir à la MAO (musique assistée par ordinateur) avec les années 1980. Bénéficiant de tout le matériel (les premiers Atari…) à la maison, il teste bien des pistes dans ce laboratoire. Certaines sont ainsi ressorties sous le nom d’Electronic Tapes en 2017 : entre rêveries digitales et tentations expérimentales, le compositeur démontre une autre facette, déployant toute sa maestria visionnaire, sans renoncer ni à l’efficacité mélodique ni aux extases rythmiques. Las, il va pourtant peu à peu disparaître des écrans, s’effaçant progressivement de la mémoire collective, dans un ultime paradoxe quand on sait que cet érudit professeur de musique aura toujours œuvré dans un souci de transmission aux plus jeunes, comme le souligne très clairement Mohammed Guechoud.

Loin des plateaux, il décédera dans un relatif oubli le 24 juillet 2008 chez lui à El Mouradio, Alger. Avant que les chefs-d’œuvre de cet arrangeur hors pair et flûtiste expert nous reviennent en mémoire, grâce au travail d’un DJ allemand. 

Plus que de l’ironie d’un oubli par la jeune génération algérienne, Paloma Colombe veut y voir les miracles potentiels d’une mondialisation. « Je n’y vois en tous cas pas la marque d’un manque d’appropriation culturelle de leur patrimoine par les Algériens. Bien sûr, j’aurais aimé que ce soit un label algérien qui puisse le rééditer en vinyle, mais il se trouve que c’est allemand », résume-t-elle tout en en insistant sur les fondements éthiques de Jannis, qui a su remettre à sa juste place, c’est-à-dire dans le grand concert mondial,  Ahmed Malek. « Il est éternel, par sa musique. Il restera toujours dans notre cœur et notre mémoire. Ces gens comme Ahmed Malek nous ont guidés dans notre identité musicale », dit le plus jeune de la famille Guéchoud, pas né au moment où cet aîné triomphait.

Écoutez les compilations sorties sur Habibi Funk regroupant les compositions d’Ahmed Malek : Musique Originale de films et Electronic Tapes.

Le documentaire Planet Malek est disponible sur Youtube

https://www.youtube.com/watch?v=DNJV5IvaK3M

par Jacques Denis

https://pan-african-music.com/ahmed-malek-planet-malek/

 

 

 

 

 

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