Cet article* est un compte-rendu de lecture de Prisonniers de guerre du FLN en France pendant la guerre d’Algérie 1954-1962. La prison, un champ de bataille (préf. de Mohammed Harbi, Paris, Publisud, 2012, 364 p.) de Zeggagh Mohand dit Tahar, dit Rachid.
Le livre est écrit à travers des témoignages vivants, ceux de l’auteur et d’autres militants de la cause nationale algérienne. Son parti pris, observe Gilbert Meynier**, « n’est ni unilatéral ni manichéen » ; Zeggagh Mohand réalise ce que les militants nationalistes incarcérés ont pu devoir aux humanistes français de tous bord, dont la vision généreuse pouvait être incarnée même par… des directeurs de prison.
Ce livre-mémoire est fondé sur des lectures, des souvenirs personnels et des interviews d’acteurs et témoins de la guerre de libération algérienne (1). Né à Tamassit au cœur de la Kabylie en 1938, Mohand Zeggagh (MZ) (2) vécut au départ à Boufarik, dans la Mitidja. Son père, un paysan pauvre, avait dû émigrer en France moins d’un mois après sa naissance. MZ passa les huit premières années de sa vie chez ses grands parents maternels à Boufarik - son grand-père était boulanger, et il y fit ses deux premières années d’école primaire. Il y fut giflé par un riche colon pour avoir cueilli des roses de son jardin qui débordaient sur la rue pour les offrir à son adorable jeune institutrice française. Rentré de France en 1946, son père lui ordonna de cracher sur son grand-père pour le dissocier de sa famille maternelle, et de sa mère. Il refusa et il dut rejoindre sa Kabylie natale - à la fin de sa scolarité primaire, il y obtint le certificat d’études français. Sa mère, de son côté, peu après son retour, au motif de lui laver les jambes, le pinça rageusement jusqu’au sang ; maltraitée pas son mari, elle quitta le foyer conjugal en 1947 pour se réfugier à Boufarik. Révolté contre son père (« une révolte qui vient de loin »), il ne put avoir des nouvelles de sa mère qui l’avait pourtant maltraité qu’en catimini par un réseau de femmes, MZ souffrit aussi d’être en terroir berbérophone : son identité kabyle fut violemment contestée par les jeunes de son âge avec qui il échangea maints horions : il avait passé sa prime jeunesse dans la Mitidja arabophone. En fait, MZ devint un trilingue arabe-berbère-français, partisan du multilinguisme en Algérie.
Années cinquante : sa vie s’écoula avec en arrière-plan les premiers maquisards du PPA-MTLD auxquels les gens du village donnaient couvert et gîte ; il se rappelle l’attentat contre un caïd, et il a en mémoire l’atmosphère explosive subreptice qui précéda l’infij?r du 1er novembre 1954. En 1953 -il avait à peine 14 ans -, il fut envoyé par son père en France pour y faire des études. En fait, l’oncle paternel qui l’accueillit le fit travailler dans son café-restaurant de Nanterre. Déterminé à s’en libérer, il travailla à l’usine Behin de Genevilliers (3) en falsifiant son acte de naissance car il était trop jeune pour se faire embaucher. Il y découvrit le syndicalisme, s’y initia à la revendication, il se joignit au défilé du 1er mai 1955 où les CRS pourchassèrent à coups de matraques les manifestants algériens. Engagé au FLN à 16 ans, il se souvient des débats qu’il suivit avec passion, animés par de vieux militants du PPA-MTLD, notamment par Rabah Serbah qui le marqua, et il fut admis à 18 ans à l’OS (Organisation Spéciale) de la Fédération de France de FLN.
En 1957, il est arrêté et emprisonné - à Fresnes, à la Santé, et plus longtemps à Loos les Lille où il fut le plus jeune prisonnier FLN ; il fut libéré suite aux accords d’Évian après le cessez-le-feu du 19 mars 1962. En prison, il prépara par correspondance le BEPC auquel il fut reçu ; et à Alger, après 1962, il réussit au baccalauréat français auquel il s’était présenté en candidat libre. Après sa libération, suite à un retour à risques via Lambèse, dans le Sud Constantinois, où les Français l’avaient débarqué, il parvint à déjouer les barrages illicites de l’OAS pour gagner Alger où il rejoignit un grand oncle qui habitait la Casbah. Il s’engagea à la Zone Autonome d’Alger du FLN dans la lutte contre l’OAS. Puis il fut nommé conseiller du secrétaire général du FLN Hadj Benalla, qui fut aussi président de la première assemblée nationale - son parcours n’était pas sans ressemblance avec celui de MZ. Il reprit le chemin de l’exil après le coup d’état de Boumediene du 19 juin 1965. Dans son parcours itinérant, il échoua à Moscou où il resta de 1969 à 1972; il y reprit des études, avant de s’établir à Paris de 1972 à 1976. Il y étudia à la fois à la Sorbonne et à l’EHESS (4), il suivit notamment les séminaires de Pierre Bourdieu et de Pierre Vilar, directeur d’études à l’EHESS et professeur à la Sorbonne. Sous sa direction, il prépara un DEA, puis il soutint une thèse de 3ème cycle de sociologie à l’université de Paris I-Panthéon Sorbonne sur « Émigration algérienne et classes sociales » - il fut ensuite chercheur postdoc. Plus largement avide de savoir, MZ avait beaucoup lu en prison, même si avant l’obtention dans l’été 1959 du régime « A » des prisonniers politiques, étaient interdits Hugo, Zola, les écrivains de la France des Lumières... Mais, lorsqu’il le put le lire, il se passionna pour Le Contrat socialde Rousseau. Ensuite, il ouvrit en partenariat avec l’Afrique noire un bureau d’études socio-économique qui périclita faute de moyens ; puis il fut embauché par diverses entreprises et il dirigea un temps la Société d'économie mixted'aménagement et d'équipement d’Orly.
Rendre justice aux humanistes français
Le récit de MZ fait ressortir ce que fut le système colonial au paroxysme de la confrontation sanglante de 1954-1962. Racistes étaient bien sûr les Français d’Algérie ; mais même si, pour n’être pas en première ligne de la barrière coloniale, la société française de l’hexagone l’était moins démonstrativement, le racisme y existait bien aussi, MZ en donne maints exemples poignants. On ressent l’inhumanité du régime carcéral des quartiers de haute sécurité (QHS), on perçoit les discriminations et humiliations en continu, le traitement cruel des détenus, on éprouve combien dures furent les grèves de la faim entreprises pour que leur soit conféré un statut de prisonniers politiques. Elles aboutirent après cinq ans de lutte à la circulaire du 4 août 1959 du directeur de l’administration pénitentiaire qui définit les dispositions de ce régime dit « A » (5). Mais la vigilance resta de mise pour le faire effectivement appliquer : il y eut d’autres grèves de la faim, en 1961 encore, jusqu’à la circulaire du garde des sceaux du 4 novembre 1961 qui en prescrivit « la stricte application ». En tout cas on se rend compte de ce que durent endurer les détenus pendant les grèves de la faim dont l’une dura près de trois semaines : outre la sensation de faim, de douloureuses contractions du système digestif et les affres que suscitaient les résultats aléatoires de l’action entreprise.
Le livre de MZ évoque aussi nombre d’ingénieuses tentatives d’évasion à hauts risques, dont quelques unes réussirent, ainsi que la répression abattue sur les prisonniers - le « mitard », le régime du lait qui remplace l’eau, la dissémination des détenus de la Santé et de Fresnes dans une vingtaine de prisons de la région parisienne, et aussi les 2 000 condamnations à mort - plus de 200 furent exécutées quand près de 1 600 condamnés « ont connu les affres de l’attente dans le couloirs de la mort » avant l’amnistie gaullienne, sans compter les camps de regroupement et d’enfermement…
Ceci dit, le parti pris du livre n’est ni unilatéral ni manichéen. MZ réalise ce que les prisonniers durent à un Edmond Michelet. Cet ancien résistant, catholique humaniste engagé qui prit à partie le savoir-faire répressif de Papon, fut garde des sceaux dans le gouvernement Debré - non sans heurts avec ce dernier -, de début 1959 à août 1961. Il pressent que la bienveillance à l’égard des prisonniers et le sens du dialogue du directeur de la prison de Loos, surnommé « La Gratte » - il se grattait continuellement une verrue sur le dos de sa main gauche - n’est pas sans sympathie avec la vision et les directives de Michelet, cela à l’encontre de la brutalité de tels de ses subordonnés : « La Gratte » dut affecter à un autre poste son surveillant-chef, trop violemment emporté contre les détenus algériens. MZ salue les missions du CICR (Comité International de la Croix Rouge), de l’Action catholique ouvrière, de la Cimade… Il dit ce que les détenus algériens durent aux Français, intellectuels engagés et autres, qui prirent leur parti et les aidèrent, aux collectifs d’avocats, algériens et français, qui les défendirent, aux objecteurs de conscience, aux organes de presse qui s’engagèrent dans le même sens, aux dénonciateurs de la torture, à l’archevêque d’Alger, le cardinal Duval (surnommé « Mohammed Ben Duval » par des Français d’Algérie), aux prêtres ouvriers de la Mission de France dont l’origine se situe à Lille, avec le « cardinal rouge » Mgr. Liénart, qui était alors évêque de Lille et prélat de la Mission de France. MZ rend notamment hommage au prêtre ouvrier Pierre Descheemaeker : ce parfait arabophone venait en aide aux CSD (comités de soutien aux détenus, mis en place par les Algériens), il rendait souvent visite aux prisonniers de Loos, leur apportait des colis, des livres, des manuels d’alphabétisation…
Mohand Zeggagh, un « self made man »
On voit que ce « self made man » (M. Harbi), au travers d’un parcours d’engagement, de prison et d’exils, eut un itinéraire qui rompit tôt avec son milieu d’origine. Tant les réseaux militants que le monde politique et l’univers carcéral, puis l’université, furent pour lui une manière de famille de substitution. On saisit qu’il fit son apprentissage plus comme partisan activiste que comme militant politique : en France, il ne connut guère que le FLN et il y fut confronté à des conflits, notamment entre le FLN et le MNA messaliste - celui-ci était, idéologiquement et stratégiquement, assimilé par celui-là à la France. Du MNA, MZ retint certes quelque peu la vision dichotomique normée d’un FLN manichéen, mais elle ne lui interdit pas de concevoir un nationalisme à dimensions plurielles. Le lecteur perçoit son évolution en prison, où exista une certaine égalité entre prisonniers, et ce que l’auteur dénomme leur « auto-organisation ». Mais il constate que les détenus arrêtés parce qu’« étudiants » n’étaient en fait pas des étudiants ; mais qu’ils aspiraient à se poser en intellectuels afin d’obtenir des avantages, pour eux exclusivement. MZ fut rebuté par ces prolégomènes de la hiérarchie d’appareil qui allait s’installer au faite du pouvoir de l’Algérie indépendante.
Mais, paradoxe, il fut tout jeune élu délégué pars ses camarades prisonniers, du fait probablement de son instruction, et il devint tôt un cadre du FLN. Ceci dit, progressivement, puis rétrospectivement, il perçut l’importance de la vision politique de l’histoire, son livre l’indique au lecteur. En prison, l’alphabétisation entreprise pour des détenus à 80 % illettrés fut davantage entreprise pas des militants de base que par le FLN, même s’il la cautionna. Plus largement, ressort de ce livre que la socialisation et l’acculturation s’opérèrent plus par le bas, en marge de l’appareil FLN. Dans la hantise d’effriter la cohésion du Front, le FLN ne fut guère promoteur d’éducation politique, et ce ne fut que progressivement que se firent jour des interrogations - les études entreprises par MZ n’y furent pour lui pas pour rien. Après l’indépendance, il adhéra à l’ORP, puis au PAGS (6). Il écrit sans ambages qu’il avait réfléchi à la religion et qu’il avait assez tôt douté de Dieu, ce qui n’était pas très catholique dans une Algérie qui tomba dans les années soixante sous la coupe de l’obscurantisme d’État du stalino-arabo-islamique système boumédiéniste dont l’idéologie et les messages corrélatifs de l’école et des manuels d’histoire ne furent pas pour rien dans la formation, le formatage, des futurs FIS, GIA et autres AQMI…, sans parler des FLN intégristes comme Abdelaziz Belkhadem (7).
Dans le livre de MZ, on apprécie les photos, particulièrement celles de ses camarades détenus, les gravures sur les évasions, les tableaux statistiques et graphiques, notamment sur le nombre de prisonniers algériens, des notices sur des personnages cités dans son œuvre, le tableau des principaux sigles cités qui éclairent le lecteur non spécialiste ; mais il manque un index des noms propres et la bibliographie aurait pu être plus étoffée. Ceci dit, ce livre est riche d’apports sur la politisation et l’acculturation du monde des détenus d’Algérie, et plus largement sur le poids du passé sur les Algériens, sur leur devenir pendant la guerre de libération, voire sur leur futur. De tels riches mémoires de témoins sont importants pour l’historien qui sait que les archives ne sont pas toujours au rendez-vous - tant côté algérien que français -, et plus largement pour un public en soif de savoir. On termine sa lecture avec l’espoir que la montée exponentielle de la « mondialisation » en cours puisse ne pas être qu’un partenariat de rentes plus soucieux de profits que de la socialisation éclairée d’une universalité d’humains, trop souvent entre eux affrontés, pris ici et là dans des engrenages de protestation régressive, mais dont, en vue d’un futur enviable, les préoccupations, les désirs et les valeurs de fond ne peuvent que se rejoindre. In sh?’a al-shacb ! (8)
(*) Ce compte-rendu de lecture paraîtra Confluences Méditerranée et Raison présente. Le titres et les intertitres sont de la rédaction de Maghreb Emergent.
(**) Gilbert Meynier, historien et ancien maître de conférences à l'Université de Constantine, est professeur émérite de l'Université Nancy II. Il est spécialiste de l'histoire de l'Algérie sous la domination française.
Notes
(1) Au total, plus de trois dizaines, faites de 2008 à 2010, d’anciens cadres et dirigeants FLN, d’avocats et d’autres témoins engagés.
(2) Tahar est le premier pseudonyme FLN de Mohand Zeggagh ; en prison ses codétenus l’appelaient « Bambino », titre du grand succès de la chanteuse italo-égyptienne Dalida qu’il aimait chanter ; et Rachid fut le nom qu’il prit après son départ d’Algérie suite au coup d’état du 19 juin 1965.
(3) Elle fabriquait fûts, bidons, plaques de tôle et autres pièces de métal servant à la fabrication d’armes..
(4) École des Hautes Études en Sciences Sociales
(5) Les détenus « A » pouvaient désormais s’abonner à trois journaux, à l’exception de L’Humanité et de Libération, recevoir des colis de la Croix Rouge et autres organisations humanitaires, organiser des « groupes scolaires par groupes restreints » de cinq personnes maximum avec des enseignants, bénévoles ou pris dans leurs rangs, et aussi organiser des prières le vendredi, là aussi en « groupes restreints ».
(6) Respectivement Organisation de la résistance populaire, créée clandestinement par Mohammed Harbi et Hocine Zahouane au lendemain du coup d’État de juin 1965 et Parti de l'avant garde socialiste, fondé début 1966 par Bachir Hadj Ali et dirigé par Sadek Hadjeres, en continuité avec l’ex-PCA (Parti communiste algérien), interdit et dissout en 1964 sous Ben Bella.
(7) Promoteur du Code de la famille de 1984, l’un des plus réactionnaires du monde musulman, président du Parlement en 1990-91 - il y rendit obligatoires prières et lectures du Coran - et premier ministre de Bouteflika de 2006 à 2008.
(8) Si le peuple le veut !